11.1.09

12 juin, le marchand de légumes, le maître et les sages. Vallée de Cochiguaz, Chili



Je me suis levée un peu avant le soleil et j’ai attendu la lumière pour débouler dans les rues silencieuses de Pisco, village de la vallée de l’Elqui. Je me suis levée tôt pour rejoindre El Colorado, une petite localité de quelques âmes située au fin fond de la vallée de Cochiguaz. Pour s’y rendre, deux moyens: les pattes ou le stop. J’ai donc utilisé mes pattes jusqu’à ce qu’une camionnette blanche surchargée de légumes réponde enfin à mon pouce d’autostoppeuse. Avec sa tête de vieux grand-père bavard et sympathique, Mauricio m’a dit: “moi je vais faire mes livraisons jusqu’à la Hermana Gladys , je t’amène jusque là si tu veux. T’assis pas sur le gâteau.”

J’ai pris le gros gâteau crémeux sur mes genoux et le vieux marchand de légumes a commencé à me raconter les histoires de la vallée: les pèlerinages venant de l’Argentine et toujours par mauvais temps, le chacal égorgeur qui avait planté sa hache dans cinq petite têtes d’enfants, les communautés ésotériques qui font des cérémonies par soir de pleine lune. Arrivés à la hauteur du lieu-dit l’Almazen, j’ai reposé le gros gâteau crémeux sur le siège. “Si tu veux, demain je vais des livraisons dans la vallée d’Alcohuaz, rendez-vous sept heures du matin devant l’église…”

L’Almazen, c’était juste un restaurant et une boutique située à neuf kilomètres de profondeur dans la vallée. La boutique désertée était un peu comme l’antre d’une sorcière, avec des herbes partout, des grigris pendus au plafond, des oreillers ésotérique. Des panneaux de bois promettaient de lire l’avenir et d’orienter le présent: hypnose, tarot, reiki, réflexologie…
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J’ai laissé là le commerce de l’esprit et j’ai continué à marcher au creux de la vallée dans les mille et une nuances de l’ocre. Juste après la communauté spirituelle de la Hermana Gladys, une femme toute de blanc vêtue et accompagnée d'une vingtaine de chiens arrivait en sens inverse. La Gitane, j’avais déjà entendu parler d’elle, celle qui prédisait le futur et communiquait avec les extraterrestres. Sur son visage ridée une étrange douceur, elle m’a jaugé du regard et a murmuré: “Enlève tes bijoux. C’est pas bon d’être trop chargée.” Elle a fait des gestes tout autour de mon visage, m’a pris la main et y a tracé des symboles étranges accompagnés de paroles étranges. Elle a certainement nettoyé mon aura de toutes les ondes négatives. Avant même mon merci, elle était déjà repartie entourée de sa horde de chiens.
J’ai remis mon unique bague et continué à marcher au creux de la vallée, sous un ciel sans nuages, d’un bleu limpide. Plus je m’enfonçais dans la vallée, plus les petite maisons de pierre ou de pisé s’espaçaient, plus les négoces de l’esprit se raréfiaient. Une pancarte indiquait El Colorado, et étrangement dans ce lieu-dit, il n’y avait rien, rien que quelques chèvres sous des arbustes secs, l’ocre des montagnes et le bleu du ciel. Et puis au tournant du virage, un homme assis sur une chaise, un gros livre noir sur les genoux et une chaise vide en face de lui.

Le gros livre noir je l’ai reconnu, je l’avais vendu à la librairie de Santiago, c’était un livre d’oracles, le I ching et les clients lui vouaient la même vénération qu’à la Bible. Je me suis assise sur la chaise vide et je l’ai regardé droit dans les yeux. Devant moi, l'homme se tenait altier, le visage pétri de rides et d'expériences. De son regard aristocrate, il me jaugeait en silence. Devant moi, j'avais la certitude que se tenait un prince. Un prince sans couronne mais un prince de l’esprit, un sage qui portait sur son visage le savoir et la bienveillance. “ Je suis El Cacho. Le livre ne dit pas l’avenir. Personne ne peut dire l’avenir. Le livre est un oracle, il te donne une indication, une orientation. Et toi tu me donnes ce que tu veux.” Et il m’a tendu les pièces de l'oracle.

Ce qu’a dit le livre est demeuré là-bas, sous le ciel bleu du Colorado. J’ai emporté avec moi des petits morceaux de sagesse. Sidarta avait fini par comprendre la philosophie de l’aquí et l’ahora, de l’ici et du maintenant. Jésus n’avait pas peur de toucher des lépreux. Je ne suis maître qu’en ce sens où je découvre ma propre maîtrise. As-tu déjà entendu la voix du désert, as-tu déjà vu les cristaux du San Pedro? Il faut aimer la grande tempête de l’océan.
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J'ai continué de marcher au creux de la vallée en méditant les dernières paroles du Cacho. “ Je me suis senti libre quand je n’ai eu plus rien. Quand je ne possédais plus rien.” En travers du chemin, une grande barrière de bois portait l’écriteau Propriété privée, entrée interdite. Par le petit sentier qui la contourne, il m'a semblé franchir la dernière interdiction de la civilisation. De l’autre côté de la barrière, les marques de l’homme ont disparu, les maisons, les magasins, les clôtures. La vallée est rendue à toute son aridité. Paysage âpre et dénué, où les flancs ocres et rocheux des montagnes embrassent un ciel densément bleu . Entre ses deux crêtes tranchantes, la vallée me dépouille de tout et je ne possède plus rien. Rien que l’horizon deux lignes orangées sous un ciel infiniment bleu.
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