11.1.09

"Un voyage de mille lieues commence toujours par un pas"



20 août 2008, dans un vieux bar de Miraflores, près du parc Kennedy, Pérou. Ce matin le soleil a encore refusé de se lever sur Lima et la morne capitale est restée grise comme le ciel qui la recouvre. Lima est de celle que l'on apprécie guère au premier coup d'oeil et dont il faut arpenter ruelles et quartiers pour en découvrir les charmes secrets. Mais si son architecture n'a pas fasciné mon regard, sa gastronomie a ravi mon palais, que je me meure de gourmandise pour un frais cebiche ou une brochette d'anticuchos de corazon.

Plus de deux mois ont passé déjà depuis que j'ai quitté Santiago du Chili pour suivre le chemin des Andes: Nord du Chili, Bolivie, Pérou, j'ai traversé les frontières dans les sublimes paysages de l'altiplano andin, à quatre mille mètres, cinq mille mètres d'altitude. Le temps a filé sans escales et déjà, j'entrevois la fin du périple et le retour à mon foyer chilien, via l'Argentine et l'autre côté de la Cordillère des Andes. Alors point de nostalgie, mais juste la grande envie de mettre des mots là où peu à peu s'effaceront mes pas.

Je veux écrire mon voyage. Pour moi d'abord, pour prolonger cette certitude conquise que le monde est beau et vaste, la rencontre riche et féconde et ma chance immense d'avoir posé une petite patte folle sur d'autres terres loin là-bas. Pour vous ensuite, pour partager avec tous impressions et sensations, coups de coeur et colères, pensées et réflexions.

Mon blog ne sera pas un journal du quotidien, ne voyant guère l'intérêt de relater dans quel hôtel j'ai pioncé et ce que j'ai mangé au déjeuner. Plutôt une suite de petites textes sur des sujets bien précis, les chroniques sans prétention d'une petite Auvergnate et fière de l'être. Chacun peut y mettre son grain de sel et son petit commentaire. Si le voyage est un présent, quoi de plus enrichissant que de le partager…
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7 juin, la vie c'est comme une boîte de chocolats. La Serena, Chile


Sur les chemins de ma mémoire, je quitte Santiago à la madrugada. Je pars pour La Serena, à quelques heures au Nord de la capitale. La Panaméricaine file droit dans des paysages de plus en plus désertiques, des terres pelées et rocheuses où jaillissent quelques cactus. Géographie limpide, le relief défile identique à lui-même: à l'ouest, la plaine côtière et le Pacifique, à l'Est la Cordillère de la côte.

On dit de La Serena que c'est la ville de l'éternel printemps. Et autant Santiago froid et grisailleux s'apprête à rentrer dans l'hiver, autant La Serena offre un ciel bleu sans nuage et un soleil rayonnant. Et la ville tient la promesse de son nom, de la quiétude de ses rues coloniales à ses plages de sable sombre où il est agréable de flâner.
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A la gare routière de La Serena, je rencontre Andrès qui me tend une publicité pour l'hôtel qui porte le nom de sa maman, la Maria Casa. Je viens de rencontrer une sorte de Forest Gump chilien. Quand Andrès parle, à chaque fois qu'il cherche quelque chose dans sa tête, il cligne des paupières d'un mouvement brusque puis lève toujours les yeux au ciel.

Il parle sans arrêt et me raconte comment son grand-père, se promenant près des thermes de Baños del Toro ramassait des flèches indiennes à même le sol et avait découvert une pierre aux inscriptions mystérieuses. Comment Pablo un ami de son père, que le veuvage avait conduit à la déraison, avait installé dans son lit une momie de femme découverte près de la vallée de l'Encanto. Jusqu'au jour où la police archéologique a emmené au musée de Santiago la plus fidèle des compagnes.
Il me raconte le temps béni où les centres commerciaux de la Serena étaient encore des vergers, où tous les fruits étaient à tous, sauf ceux de son voisin pour lesquels il avait inventé les ingénieux outils du larcin. Et pour retrouver son paradis perdu et de la saveur graine de maisapo, Andrès a un rêve: construire une petite cabane de bois entourée de son potager, au fin fond de la vallée de l'Elqui.

En écoutant Andrès , je comprends comment j'ai envie de voyager. Les oreilles grandes ouvertes aux récits, aux légendes et aux rêves.
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9 juin, Hacia el cielo, hacia la tierra. Valle del Encanto, Chili

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Il y a des mots qui font rêver, et moi les mots archéologiques et mystérieux me font profondément rêver. Dans le journal El Mercurio, j’avais lu un article sur “La route archéologique du Chili” et les mots de pétroglyphes, pictografes, pierres tacites, m’avaient fait ouvrir le dictionnaire et l'imagination.

Et de la lettre au réel, il a suffi d’une heure de bus et de 5 kilomètres à pied en plein soleil pour arriver à la Vallée enchantée, au Sud de La Serena. Nous nous sommes retrouvés à deux dans ce site archéologique majeure de la 4ème région: Salvador, le guide municipal et moi. Au milieu des cactus et des arbustes, dans le stupéfiant silence de la vallée, on est parti en quête des pétroglyphes, gravures sur pierre et des pictogrammes, peintures sur pierre de la culture indigène El Molle (-100 / +700). Rien n’est offert au regard, et l’oeil doit s’efforcer de trouver l’angle et la lumière pour distinguer des formes étranges sur la pierre. Des lignes géométriques, ondulées ou brisées, des masques hiératiques, des corps aux positions étranges, une main levée vers le ciel, une main vers la terre.
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Beauté et force de toutes ces traces de pierre, de ces symboles à même le roc qui gardent et garderont tout leur mystère. L’esprit humain est comme mis au défi et se livrent aux interprétations les plus diverses. “C’est que la vallée elle garde forcément son secret, et on peut pas savoir vraiment ce qu’ils ont voulu dire", m’explique Salvador. "Il y a ceux qui pensent que tout cela c’est l’oeuvre des extraterrestres. Bon, peu probable quand même. Les archéologues, ils étudient la vallée comme un centre cérémoniel important, de la culture El Molle. Toutes les inscritions sont des offrandes à la nature, des offrandes au ciel et à la terre. Hacia el cielo, hacia la tierra. Sacrée est l’eau qui nous donne à boire et fait pousser les récoltes. Sacré est le soleil, qui nous offre la chaleur et fait dorer nos blés, sacrée est la terre qui nous abrite et nourrit nos champs. Mais les hommes aujourd’hui, ils ont oublié tout cela, ils pensent qu’à exploiter la nature, jamais à lui rendre hommage.” Et Salvador de continuer son monologue sur la grande leçon que donnent les anciens aux hommes du temps présent. Et sa voix se perd dans le profond silence de la vallée enchantée.
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10 juin, Que triste serait le monde s’il n’y avait pas un poète à découvrir… Vallée de l' Elqui, Chili

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Que sait-on d’un pays lointain? Fondamentalement pas grand chose, mes quelques références sur le Chili tiennent en dix mots: la Cordillère des Andes, Valparaiso et ses ascenseurs, Allende, Pinochet, Michelle Bachelet, la Patagonie, Fransisco et Ximena, et puis bien sûr le grand poète Pablo Neruda. Pour me cultiver un peu, je m’étais acheter la version bilingüe de 20 poèmes d’amour et une chanson désespérée du fameux Pablo Neruda.

Sur mon chemin chilien, j’ai découvert par hasard la grande poétesse Gabriela Mistral, inconnue en France, encore très peu traduite, autre prix Nobel de la littérature pourtant. Dans la “close vallée de l’Elqui”où elle est née et a commencé sa vie, chaque école et un nombre incalculable de rues, de ponts, de places portent son nom. Elle a rendu dans ses poèmes un hommage vibrant à la vallée aux mille nuances de l’Ocre. Désormais c'est toute la vallée qui porte son souvenir et donne corps à sa mémoire.

Dans le joli petit musée de Vicuña, sa ville natale, j’ai donc fait la connaissance d’une grande poétesse mais aussi d’une illustre professeure. Issue d’une humble famille, elle a commencé à travailler à quatorze ans comme assistante scolaire, puis a été l’institutrice rurale de bien des villages avant d’aller exercer sa profession loin de sa vallée natale. Jamais dans sa vie elle n’a perdu la passion de l’enseignement, dont je vous livre ses dix commandements. Jusque dans sa mort, elle est restée fidèle à sa vocation pédagogique et à la défense de l’école de la démocratie: ses droits d’auteur reviennent aux enfants pauvres du petit village de Montegrande, dans la vallée de l'Elqui.


DECÁLOGO DEL MAESTRO
1. AMA. Si no puedes amar mucho, no enseñes a niños.
2. SIMPLIFICA. Saber es simplificar sin quitar esencia.
3. INSISTE. Repite como la naturaleza repite las especies hasta alcanzar la perfección.
4. ENSEÑA con intención de hermosura, porque la hermosura es madre.
5. MAESTRO, se fervoroso. Para encender lámparas basta llevar fuego en el corazón.
6. VIVIFICA tu clase. Cada lección ha de ser viva como un ser.
7. ACUERDATE de que tu oficio no es mercancía sino oficio divino.
8. ACUERDATE. Para dar hay que tener mucho.
9. ANTES de dictar tu lección cotidiana mira a tu corazón y ve si está puro.
10. PIENSA en que Dios se ha puesto a crear el mundo de mañana.


Un blog pour mieux connaître Gabriela Mistral:http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2005/11/15_novembre_194.html
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12 juin, le marchand de légumes, le maître et les sages. Vallée de Cochiguaz, Chili



Je me suis levée un peu avant le soleil et j’ai attendu la lumière pour débouler dans les rues silencieuses de Pisco, village de la vallée de l’Elqui. Je me suis levée tôt pour rejoindre El Colorado, une petite localité de quelques âmes située au fin fond de la vallée de Cochiguaz. Pour s’y rendre, deux moyens: les pattes ou le stop. J’ai donc utilisé mes pattes jusqu’à ce qu’une camionnette blanche surchargée de légumes réponde enfin à mon pouce d’autostoppeuse. Avec sa tête de vieux grand-père bavard et sympathique, Mauricio m’a dit: “moi je vais faire mes livraisons jusqu’à la Hermana Gladys , je t’amène jusque là si tu veux. T’assis pas sur le gâteau.”

J’ai pris le gros gâteau crémeux sur mes genoux et le vieux marchand de légumes a commencé à me raconter les histoires de la vallée: les pèlerinages venant de l’Argentine et toujours par mauvais temps, le chacal égorgeur qui avait planté sa hache dans cinq petite têtes d’enfants, les communautés ésotériques qui font des cérémonies par soir de pleine lune. Arrivés à la hauteur du lieu-dit l’Almazen, j’ai reposé le gros gâteau crémeux sur le siège. “Si tu veux, demain je vais des livraisons dans la vallée d’Alcohuaz, rendez-vous sept heures du matin devant l’église…”

L’Almazen, c’était juste un restaurant et une boutique située à neuf kilomètres de profondeur dans la vallée. La boutique désertée était un peu comme l’antre d’une sorcière, avec des herbes partout, des grigris pendus au plafond, des oreillers ésotérique. Des panneaux de bois promettaient de lire l’avenir et d’orienter le présent: hypnose, tarot, reiki, réflexologie…
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J’ai laissé là le commerce de l’esprit et j’ai continué à marcher au creux de la vallée dans les mille et une nuances de l’ocre. Juste après la communauté spirituelle de la Hermana Gladys, une femme toute de blanc vêtue et accompagnée d'une vingtaine de chiens arrivait en sens inverse. La Gitane, j’avais déjà entendu parler d’elle, celle qui prédisait le futur et communiquait avec les extraterrestres. Sur son visage ridée une étrange douceur, elle m’a jaugé du regard et a murmuré: “Enlève tes bijoux. C’est pas bon d’être trop chargée.” Elle a fait des gestes tout autour de mon visage, m’a pris la main et y a tracé des symboles étranges accompagnés de paroles étranges. Elle a certainement nettoyé mon aura de toutes les ondes négatives. Avant même mon merci, elle était déjà repartie entourée de sa horde de chiens.
J’ai remis mon unique bague et continué à marcher au creux de la vallée, sous un ciel sans nuages, d’un bleu limpide. Plus je m’enfonçais dans la vallée, plus les petite maisons de pierre ou de pisé s’espaçaient, plus les négoces de l’esprit se raréfiaient. Une pancarte indiquait El Colorado, et étrangement dans ce lieu-dit, il n’y avait rien, rien que quelques chèvres sous des arbustes secs, l’ocre des montagnes et le bleu du ciel. Et puis au tournant du virage, un homme assis sur une chaise, un gros livre noir sur les genoux et une chaise vide en face de lui.

Le gros livre noir je l’ai reconnu, je l’avais vendu à la librairie de Santiago, c’était un livre d’oracles, le I ching et les clients lui vouaient la même vénération qu’à la Bible. Je me suis assise sur la chaise vide et je l’ai regardé droit dans les yeux. Devant moi, l'homme se tenait altier, le visage pétri de rides et d'expériences. De son regard aristocrate, il me jaugeait en silence. Devant moi, j'avais la certitude que se tenait un prince. Un prince sans couronne mais un prince de l’esprit, un sage qui portait sur son visage le savoir et la bienveillance. “ Je suis El Cacho. Le livre ne dit pas l’avenir. Personne ne peut dire l’avenir. Le livre est un oracle, il te donne une indication, une orientation. Et toi tu me donnes ce que tu veux.” Et il m’a tendu les pièces de l'oracle.

Ce qu’a dit le livre est demeuré là-bas, sous le ciel bleu du Colorado. J’ai emporté avec moi des petits morceaux de sagesse. Sidarta avait fini par comprendre la philosophie de l’aquí et l’ahora, de l’ici et du maintenant. Jésus n’avait pas peur de toucher des lépreux. Je ne suis maître qu’en ce sens où je découvre ma propre maîtrise. As-tu déjà entendu la voix du désert, as-tu déjà vu les cristaux du San Pedro? Il faut aimer la grande tempête de l’océan.
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J'ai continué de marcher au creux de la vallée en méditant les dernières paroles du Cacho. “ Je me suis senti libre quand je n’ai eu plus rien. Quand je ne possédais plus rien.” En travers du chemin, une grande barrière de bois portait l’écriteau Propriété privée, entrée interdite. Par le petit sentier qui la contourne, il m'a semblé franchir la dernière interdiction de la civilisation. De l’autre côté de la barrière, les marques de l’homme ont disparu, les maisons, les magasins, les clôtures. La vallée est rendue à toute son aridité. Paysage âpre et dénué, où les flancs ocres et rocheux des montagnes embrassent un ciel densément bleu . Entre ses deux crêtes tranchantes, la vallée me dépouille de tout et je ne possède plus rien. Rien que l’horizon deux lignes orangées sous un ciel infiniment bleu.
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21 juin, ainsi font font font et puis s'en vont. San Pedro de Atacama, Chili

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San Pedro de Atacama est certainement le plus joli village chilien qu’il m’ait été donné de connaître. Tout en adobe, perdu en plein milieu du désert le plus aride du monde. Berceau de la culture atacamène, au pied du majestueux volcan Licancabur, San Pedro possède un patrimoine archéologique absolument hors du commun et les paysages qui l’entourent sont d’une beauté stupéfiante: les rouges reliefs ondulés et découpés de la vallée de la Lune, les geysers du Tatio et ses grandes colonnes de vapeur qui ne s’élèvent du sol qu’au soleil levant, les lagunes turquoises qui ont fleuri au pied des volcans de la Cordillère.

Et pourtant. Malgré toute ce patrimoine extraordinaire, j’ai fui San Pedro au bout de quatre jours, j’ai quitté ave soulagement ce ravissant petit village où chaque maison est une agence de voyage, un hôtel ou un restaurant. Dans le grand reflux de l’exploitation touristique, tout semble voué à une commercialisation effrénée et à un tourisme de masse disproportionné (dont j’assume avoir fait partie et que je vais maintenant critiquer, belle contradiction?).
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A San Pedro, j’ai attrapé une drôle de maladie, une allergie profonde à ce que les agences de voyage te vendent pour un tour. Celui que j’avais payé fort cher pour aller au Salar de l’Atacama comprenait: 10 minutes dans la Quebrada de Jere, oasis au coeur du désert, 10 minutes au village typique Toconao où tout le monde se doit de laisser un pourboire à Ricky le llama qu’on a sorti juste à l’arrivée des touristes, et à peine descend-on du bus qu’il faut déjà y remonter. Comme s’il suffisait de prendre trois photos pour apprécier un paysage.

Au Salar d’Atacama, objectif ultime du tour, on nous a laissé une heure pour vagabonder dans cet incroyable lac de sel. A l’est de cette immense étendue de roches salines, la majestueuse ligne des volcans de la Cordillère des Andes dans les couleurs roses écarlates du soleil couchant. A l’ouest, les formes plus arrondies de la Cordillère de Domeyko, baignée d’une lumière dorée. Aux pieds de cette chaîne de montagnes aux courbes plus douces, les flamands roses, comme des notes de musique sur une partition, se déplacent élégamment dans la lagune de Chaxa. A quelques mètres du bord, un petit flamand isolé, dit de James, marche en vrai dandy; quand il relève lentement son petit pied en hauteur, ses palmes se referment avec délicatesse pour ne plus former qu’un seul trait. Il a l’air tellement épuisé, il vient d’arriver de Bolivie après des kilomètres et des kilomètres. Il n’a même plus la force de fuir les flashs de tous les touristes et se contente de cligner des paupières.

Alors certes le coucher de soleil sur le salar d’Atacama valait bien 10000 pesos et la compagnie de touristes pas très futés. Valait bien la concession d’un tour organisé sans surprise, où il suffit de suivre le guide et d’écouter ses explications parfois intéressantes. Mais consommer un paysage sans l’avoir chercher, sans avoir goûté à cette petite part d’inconnu où il faut inventer un chemin qui n’est pas tracé, c’est comme renoncer à l’aventure qui rend possible l’imprévu et le merveilleux.
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24 juin, Fleur du désert. Pica, Chili

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C'est étrange. En voyage, on ressent une ville, un lieu, un paysage, qui nous donne ou non envie de rester. Intuition que j'ai appris à écouter. A Iquique, ville du Nord du Chili, j'ai senti qu'il ne fallait pas rester. Iquique isolée entre l'océan et le désert, port de commerce et zone franche qui sentait l'argent, la cité n'avait rien d'accueillant et me regardait avec dédain. Le lendemain, j'ai donc pris la route de Pica, lieu de villégiature des habitants.

Pica est un oasis au cœur du désert. Des dunes de sable à perte de vue, un paysage terne et uniforme, où l'homme n'a posé aucune marque. Et soudain une grande tache verte précisément délimitée, un cercle de verdure au cœur de la pampa aride… A l'immensité du désert fait face un petit verger accueillant où les gens sourient. Les habitants travaillent dans les chacras, vergers irrigués par de petits canaux. Je déambule dans ce petit paradis de fruits dorés, goûte les goyaves, les mangues, les oranges et le fameux petit citron de Pica. Et il me suffit de tendre la main pour saisir ce fruit, ce pamplemousse juteux qui s'offre à moi à travers la clôture du verger.

Et mon geste m'apparaît si naturel, quoi de plus naturel que ma main qui saisit le fruit, quoi de plus artificiel que le grillage qui m'en sépare. Si les fruits sont à tous, pourquoi l'Eden est-il régi par la loi de la propriété? Et sous le grand soleil de Pica, je songe à Rousseau: que le premier qui a posé sa clôture et dit ceci est à moi, est vraiment un con.
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"Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi,
et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile.
Que de crimes, que de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs
n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé,
eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus,
si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne."
Jean-Jacques Rousseau
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5 juillet, de Putre au Parinacota. Parc national Lauca, Chili

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C'est le plus beau paysage qu'il m'ait été donné de voir, les Andes et ses sommets enneigés qui côtoient les six milles mètres, les majestueux volcans qu'il faut plusieurs jours pour escalader et cette végétation douce, la paja brava, grosses touffes d'herbes éparses d'un vert tendre que viennent brouter vigognes et alapcas. Mais comment savourer le plus beau paysage du monde avec la puña, le mal des altitudes, la nausée et le vertige? Rite d'initiation à la montagne, qui a son exigence et son temps, il faut laisser son corps s'habituer au peu d'oxygène.
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Heureusement dans le magnifique Parc National Lauca, j'ai réussi à me raccrocher à un petit groupe de voyageurs européens. A plus de 4500 mètres, mes yeux s'émerveillent mais mon corps plaide le repos, je mâche de la coca pour faire passer le mal de tête. Avec la Donkey Team, Rubens l'allemand, Nicolas le Belge et Danny l'anglais, nous passons la nuit au pied du volcan Parinacota, dans le refuge Quimsachata Ajata.

Notre hôtesse aymara nous apporte infusions de coca et charqui ou viande séchée (vu l'apparence du charqui comme un vieux chiffon rabougri, j'ai donné ma viande aux chiens, quelle honte) et l'on échange mots d'anglais et d'aymara, du silence aussi. La vie sur les hauts plateaux de l'Altiplano s'écoule doucement, notre hôtesse file la laine d'alpaca et tricote des pulls, chaque jour répète les mêmes gestes, le quotidien défile identique à lui-même. En partant pour la Bolivie, nous lui laissons dans son grand cahier blanc et vide pour les touristes les simples mot qu'elle nous a appris en aymara: Pachi. Merci.
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5 juillet, guanaco des champs et guanaco des villes, frontière Chili- Bolivie

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A Santiago, lors des manifestations, les policiers ou carabineros sortent le char à eau, appelé ici lanzagua ou guanaco. La dernière fois que j'ai vu un guanaco, il y avait quelques centaines de femmes dans les rues de la capitale qui manifestaient contre l'interdiction de la pilule du lendemain par le congrès chilien. La revendication a pris fin Place d'Italie quand le char à eau a fait son apparition pour disperser cet agroupement de quelques militantes.

Mes amis m'avaient expliqué que ce tank qui tire de violents jets d'eau porte le surnom de guanaco en référence à un petit animal andin qui crache aussi de l'eau. Comme mon niveau d'espagnol de l'époque ne me permettait pas de comprendre la description détaillée de l'animal en question, j'avais imaginé une sorte de bête mythologique, un aigle noir avec de grandes pattes griffées, qui crache de longues flammes brûlantes. Bref, mon imagination avait prêté à la bête des Andes la violence du char des villes.
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Quelle ne fût pas ma surprise quand dans le parc national Lauca du Chili, on m'a finalement montré un guanaco, un vrai. Une vraie peluche sur pattes, un lama au pelage dru avec de grands yeux noirs et doux. Un animal au regard tout tendre qui crache de l'eau à la figure des gens quand on vient l'embêter d'un peu trop près. Mais tant éloigné du guanaco de la capitale qui a pour fonction de faire régner l'ordre dans les cités et de remettre à sa place la liberté d'expression.

Peut-être que le Chili porte en lui ces deux visages. Le guanaco des Andes, les doux paysages andins, les montagnes majestueuses et l'artisanat de la laine, les rapports si amicaux entre les gens, cette hospitalité sans fin qui se nomme le cariño, ce Chili qui m'a adopté et que j'aime. Et puis de l'autre côté de la monnaie, le guanaco des villes, la répression systématique de toute manifestation, une société conservatrice fascinée par la chose militaire, le tout capitalisme et ses inégalités, le fantôme de Pinochet qui hante encore bien des esprits. Deux profils contradictoires et opposés pour une même réalité, le guanaco des villes et le guanaco des champs.
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8 juillet, le couloir d'un bus, une rencontre, Oruro, Bolivie

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Bus de la frontière chilienne à La Paz. Les chauffeurs nous ont proposé de voyager dans les soutes, on a dit qu'on préférait le couloir aux soutes et on s'est retrouvé assis par terre. En éprouvant cette sorte d'évidence d'être en Bolivie, où les règles ne sont pas forcément les mêmes.
A mes côtés une jeune fille à la peau sombre et aux deux nattes noires porte l'habit de la traditionnelle cholita: un grand châle autour du cou, une longue jupe bouffante qui tombe jusqu'aux pieds, le fameux chapeau montant qui penche sur un côté et deux petites ballerines délicates. Elle est surchargée de paquets et de paniers, gros sacs de toiles qu'elle porte sur son dos.

Elle s'appelle Maria, je suis contente parce qu'elle comprend mon espagnol et ses tournures chiliennes. Je lui donne 35 ans au moins, mais elle me dit en avoir 26 ans. Nous avons le même âge, et je me sens à la fois proche d'elle et si différente, même âge pour des vies si distinctes.
Elle vit à Oruro, ville célèbre pour son carnaval et me demande si je vais venir. Je lui dis que pas sûr et je lui raconte le seul carnaval que je connais, le carnaval de Dunkerque: les hommes qui se déguisent en femmes , le lancer de harengs du balcon de la mairie, les chansons paillardes, les rituels de bisous et de faux bisous…
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Malade, elle m'écoute à demi, elle n'arrête pas de vomir dans son petit sac en plastique. "Tu comprends, je suis peut-être enceinte. Qu'est-ce qui vont dire les gens du village, tu comprends, on est pas mariés, on est encore qu'amis…". Et recommence à vomir dans son petit sac plastique.

A Oruro, elle descend du bus, chargée de tant de paquets, comment arrive t'elle à porter tout cela. Et juste avant de partir, elle me glisse: "Tu sais, si tu veux venir au carnaval en février, j'habite dans une maison au fond du village. Demande aux gens, demande la maison de Pablo."
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7 juillet, La Paz capitale, Bolivie

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Arrivée tard dans la nuit. J'ai posé un pied hors du bus et la ville a déferlé à mes oreilles. Il faisait déjà fort sombre, je n'ai pas vu La Paz, par contre je l'ai entendu hurler. Hurler les noms des quartiers dans les collectivos qui la sillonnent, hurler les marchands de rue, hurler les vombrissements des mini-bus et des taxis.

La Paz est construite dans une cuvette, d'innombrables maisons de briques oranges se se sont écoulées le long des pentes arides. Avec pour tout horizon la crête bien découpée des montagnes. Dans ses rues étroites et bondées, toutes inclinées, la multitude grouille et s'affaire. Le moindre espace de trottoir est pris d'assaut, les rues sont des marchés, tous les produits sont en vente aux chalands à même le sol: des chaussette, la viande qui se sèche au soleil, des portables, des bonnets de laine d'alpaca. Tout, on trouve absolument tout, jusqu'aux fœtus de lamas qui conjurent le mauvais sort.
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Les cholitas (nom des"indiennes", parfois positif, parfois péjoratif) avec leurs jupons bouffants de couleurs vives, à volants et à brillants, leurs chapeaux ronds et leurs deux tresses longues et noires, se déplacent portant sur leur dos de gros sacs de marchandises empaquetées ou le bambin dont on aperçoit que la petite tête. Elles avancent comme des fourmis affairées et trimbalent bien dix fois leur propre poids. Comme le grand âge n'épargne pas le travail quotidien, les petites vieilles aussi , marchant en angle droit, portent sur leurs épaules le poids de leur commerce et de toutes leurs années.

A l'angle de la belle cathédrale, je croise un jeune cireur de chaussures, la tête encagoulée pour que personne ne le reconnaisse: la honte de son gagne-pain lui fait dissimuler son visage à toute la société. Sur les murs de La Paz, graffitis et peintures revendiquent justice sociale et égalité. Evo cumplira. Evo cumplira.
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Dans la jungle urbaine, je me déplace avec lenteur pour ne pas me laisser emporter par le grouillement de la multitude. La Paz déferle, sauvage et indomptable. Et pour traverser une rue, si étroite soit-elle, il faut bien étudier son environnement avant de poser un pied sur le goudron, vérifier à droite à gauche d'un regard panoramique et traverser précipitamment, avec la volonté de sauver sa peau. Une fois sur le trottoir d'en face, mieux vaut jeter un dernier regard sur le bitume pour s'assurer que son ombre n'y est pas restée.
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11 juillet, Place 25 de Mayo, des rires d'enfants et 50 centavos, Sucre, Bolivie

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Sucre. Après le bouillonnement de La Paz, l'ordre et la tranquillité d'une ville à l'architecture blanche et européenne. Sur la grande et belle place 25 de Mayo, face à la blanche cathédrale et à la préfecture, assise sur un banc, je me repose tranquillement à l'ombre des grands arbres.

- Te lustro tus zapatos? Un boliviano nada más. Deux petites têtes souriantes viennent de se jeter à ses pieds.
- Non merci, je veux pas que tu me cires les chaussures.
- Pero son muy sucios tus zapatos, lo necesitas. Il a pas tort le gamin, mes chaussures sont fort sales, mais..
- Non je te remercie mon petit, pas de cirage de chaussures. Comment tu t'appelles?
- Yo Wilson y el se llama Cecilio.
- Vous avez quel âge?
- Cecilio 7 años y Wilson 9 años. Y tu de donde eres? Where do you come from? Ah tu es
française? Comment tu t'appelles? Comment cela va? Et Wilson me montre toute sa collection de pièces étrangères que les touristes lui ont offertes, et même un dollar américain dont il est tout fier. Je lui apporte ma petite contribution de pesos chilenos.

Le lendemain,sur un autre banc de la place 25 de Mayo, deux petite têtes souriantes se jettent à mes pieds. Mais Wilson et Cecilio ne me reconnaissent pas entre tous les visages étrangers qu'ils ne font que croiser:
- Ah tu es française… Comment tu t'appelles? Tu as des pièces étrangères? Alors je leur rappelle, hier, les pièces chiliennes, çà y est, ils me reconnaissent. Cécilio me fait un petit tour de magie avec des cartes toutes collées les unes aux autres, je lui montre que j'ai compris son stratagème et il rit, il ne peut plus s'arrêter de rire, il en tombe de rire. Je leur offre des petits gâteaux et quelques bonbons et ils s'en vont tout contents.
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Le jour suivant, même banc de la place 25 de Mayo. J'aperçois Wilson qui trottine derrière un quarantenaire en costard cravate. Il propose à l'enchemisé ses services de petit cireur de chaussures, s'assit sur son minuscule tabouret et s'apprête à commencer son travail avec application. Le cadre enchemisé le regarde de haut:
- Combien?
- 1 Boliviano
*, répond l'enfant.
- Non je te donne 50 centavos*.
- Non, c'est un boliviano, pas moins, insiste Wilson.
Et l'enchemisé continue son chemin tournant le dos à l'enfant, qui reste planté là sur son petit tabouret de cireur de chaussures.

De loin, il me reconnaît et s'avance vers moi, fâché. "Il voulait me donner que 50 centavos, faut pas exagérer, c'est un boliviano, pas 50 centavos." Il me regarde fâché et se lance dans un discours qui n'en finit point "qu'il veut de l'argent parce qu'il a faim et rien à manger, le ventre creux". J'ouvre mon sac et lui donne, non pas de l'argent mais un pain. Il est déçu par ce simple bout de pain, le gamin, il entraîne Cecilio par la main, et en me mirant bien droit dans les yeux me balance un joli "fucking sheet." Magnifique insulte en langue anglaise qui fait ricochet dans mon esprit. En face de moi, j'ai vu un gamin d'Armentières.

Il a eu droit à mon premier discours moral en espagnol, je l'ai fixé au fond des yeux et très sereinement, je lui ai parlé comme à un élève: " Wilson, tu me répètes ce que tu viens dire. Jamais je te parlerai comme cela. Et toi je te demande de me parler avec respect." Wilson ne dit plus rien, il est tout penaud et tout silencieux. Le petit Cécilio sort un petit carnet de sa poche et un vieux crayon, et il chuchote: "Qu'est-ce qu'il faut pas faire? Qu'est-ce qui est pas bien? On va écrire ce qui faut pas faire."
Il a raison, le chtit, on va écrire sur le carnet ce qu'il fallait pas faire, et puis aussi on va écrire les nombres, les lettres, les prénoms. On va calculer, conjuguer, corriger avec des dessins tout en couleurs. On va faire comme si la rue était une école, le banc une table, et moi la maîtresse. On va faire comme si les petits cireurs de chaussures des rues de Sucre étaient juste des gamins d'Armentières.

* un boliviano = 10 centimes
50 centavos = 5 centimes
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13 juillet, que deux mains pour mendier, Tarabuco, Bolivie

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Niché au milieu des montagnes, le petit village de Tarabuco est fameux pour son marché de tissus andins qui attire les voyageurs de passage à Sucre. Les habitants attendent les touristes pour vendre leur art textile, des tissages d'une finesse incroyable, riches en couleurs, dont tous les dessins renvoient à la représentation de la vie quotidienne, à une vision du monde. Pour mieux vendre, ils ont revêtu leur costume traditionnel, les femmes portent ces grands tissus brodés appelés asqu et une sorte de casque de velours noir avec des petites perles pendantes.

Je n'achète pas grand-chose mis à part un petit bonnet en laine pour le grand froid des Andes, je marche dans ces allées bondées de touristes. Comme j'ai faim, je me dirige droit au marché central, qui est toujours le meilleur endroit pour déguster de bonnes soupes avec les produites frais du matin. Et en plein milieu des étals de fruits, de légumes, de feuilles de coca, je m'apprête à déguster un bon picante de pollo.

Une vieille femme toute ridée s'approche de ma table, plante son regard fatigué dans le mien et me tend une main toute tremblante. "Donne moi de l'argent." " Donne moi de l'argent." Alors comme on dit on peut pas donner tout le temps à tout le monde et moi j'ai juste envie ce jour-là de manger mon poulet tranquillement. "Donne moi de l'argent", répète t'elle. Et plus elle insiste, plus je persiste dans mon refus de donner quoi que ce soit. "Prend moi en photos alors". Et elle me montre son costume traditionnel, son casque noir à petites perles, "Prend moi en photo". Prendre en photo du traditionnel en l'échange d'un pourboire, je persiste et refuse. Elle me supplie: "Invite moi à manger alors". "Invite moi à manger. Juste un petit peu."
Ici je voudrais écrire que j'ai accepté, que je l'ai invité à ma table et à partager mon repas. Mais ce n'est pas le cas. Elle me donnait des scrupules la petite grand-mère, d'avoir autant rien et moi autant tout. Alors j'ai dit non, j'ai signé mon non, je n'avais du tout envie de partager sa misère. Elle est partie et m'a laissé avec mon assiette de poulet. Et avec ma mauvaise conscience.

A côté de la table, un vieil homme tout ridé et tout maigrelet qui fait mal aux yeux reste debout, planté comme un piquet, le regard dans le vide. Je pense qu'il va me demander de l'argent. Pour rattraper ma conscience et mon rejet de la petite grand-mère, je me prépare à lui laisser de quoi se payer le même déjeuner que moi. Mais il reste muet et immobile, et je ne sais comment l'aborder, j'attends qu'il me demande. Mon repas fini, je me lève et ce simple mouvement met fin à son immobilité. Il se jette avec une rapidité impressionnante sur les os de poulet laissés au creux de mon assiette et sur les quelques grains de maïs que j'ai fait tomber par terre. Il ne m'a rien demandé et je suis restée plantée comme une imbécile, avec les quelques bolivianos que je pensais lui donner. Et avec ma mauvaise conscience.
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14 juillet, l'asqu jalqu'a et tarabuco, Sucre, Bolivie

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Ce n'est pas un musée comme les autres. La fonction traditionnelle d'un musée est peut-être de montrer, d'exposer et de participer à la constitution d'une connaissance universelle accessible à tous. L'Asur, fondation d'anthropologues pour la recherche et l'ethno développement, va plus loin et propose de lier le savoir à l'action.

Le musée Asur de Sucre expose les œuvres textiles des cultures indigènes Jalqu'a et Tarabuco. La fondation a également mis en place un programme de soutien à ces deux peuples qui se trouvent en situation d'extrême précarité économique. En impulsant la création d'ateliers de tissage et d'un système de commercialisation autogéré par les communautés, le programme de renaissance de l'art textile indigène a atteint ses objectifs. La vente des textiles produits assure un revenu aux familles qui tissent, brodent, tapissent pour le programme. De plus, le programme a non seulement impulsé une renaissance de l'art textile traditionnel des deux ethnies, mais a aussi conduit à une rénovation des dessins, des formes et des couleurs.

Bien souvent, l'art textile des communautés indigènes a été adapté au goût du touriste et répond à une production massive. Et l'art perd toute son authenticité. Grâce à ce programme qui vise à faire reconnaître les valeurs des cultures autochtones, les costumes n'ont pas fait l'objet d'une folklorisation, les tisseuses n'ont pas cherché à s'adapter au goût des consommateurs ni à baisser la qualité des pièces vendues. Elles sont conscientes de défendre un style, une culture, une identité.
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Chaque aqsu, grande tunique portée par les femmes, exprime une vision du monde. La partie supérieure et inférieure de l'aqsu est décorée de dessins et de formes appelés pallay. Au centre du vêtement, le tissu reste uniforme et de couleur sombre et porte le nom de pampa qui évoque la plaine et le plat d'un paysage non cultivé.

Le design de l'aqsu tarabuco représente un espace ordonné, symétrique, un monde connu, peuplé, lumineux et facilement perceptible. Les figures représentent des animaux domestiques (chevaux, poules, perdrix, chats, lamas, taureaux, insectes), les habitants du village dans leur quotidien: culture de la terre, rituels aux dieux et jeux typiques de la région.
Au contraire, le design de l'aqsu jalq'a se caractérise par son absence totale de symétrie et par une profusion de figures qui partent dans tous les sens. Sur un fond du tissu obscur,se détachent des animaux réels (lions et singes) ou bien imaginaires et sauvages. On peut y deviner le saxra, la figure du dieu à l'origine de toute création et de la naissance des espèces. Les Jalq'a, à la différence des Tarabucos, donnent forme à un univers sans axes, chaotique. Leur design s'ouvre à des espaces isolés ou souterrains, à des moments de brume et de crépuscule, où se profilent des figures irréelles et monstrueuses.
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Certes les Tarabucos connaissant également les obscurs espaces des profondeurs mais ne le focalisent pas comme thématique de leur aqsu. Les Jalqu'a possèdent également un monde quotidien avec ses vergers et ses jours de soleil, mais choisissent de représenter un espace sacré innommables et aux forces occultes. Chaque groupe sélectionne un "morceau" de sa réalité pour se donner une identité et une représentation sociale. En ce sens, les dessins tissés sont les fruits de l'imaginaire des peuples indigènes actuels qui méritent d'être compris et situés dans le grand imaginaire de l'art.
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15 juillet, au fond des mines de Potosi, Bolivie

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Quand l'agence de tourisme m'a fait signé la décharge "que je me faisais responsable de tout ce qui pouvait m'arriver au fond de la mine, et même de ma propre mort", j'ai signé sans sourciller. Il fallait bien connaître la mine historique de Potosi qui avait enrichi l'Europe coloniale, où des milliers d'indigènes avaient été contraints au travail forcé.
L'agence parlait d'un tourisme d'aventure, quatre heures au fond de la mine, et j'ai immédiatement pensé que le mot aventure était utilisé pour vendre plus. Avec un groupe de touristes à moitié argentin, à moitié européen, je me suis donc enfoncée dans les galeries sombres du Cerro Rico. Et quand on a commencé à souffrir physiquement tous ensemble, j'ai commencé à comprendre pourquoi il était question d'aventure.

On se déplaçait comme des rats dans des galeries fort étroites, mal éclairées, on descendait dans les entrailles de la terre et dans une chaleur toujours plus insupportable. On ne voyait que ce que la petite lampe posée sur notre casque nous permettait de deviner, et puis une poussière blanche, dense et constante, qui nous brûlait gorge et poumons. Pour jouer aux rats de galerie, l'agence nous avait donné un petit bandana de couleur censé filtrer la poussière et qui ne filtrait rien du tout. Pour les mineurs qui eux, ne passent pas 4 heures au fond du trou, mais une vie, l'accumulation de cette poussière se compte en années d'espérance de vie. Par exemple, pour celui qui creuse au marteau piqueur, l'espérance de vie est d'environ une dizaine d'années au fond du trou.
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Dans la troisième galerie, où on était tous à cracher, à tousser, et le guide déclare "on va aller voir un mineur au fond de la 4e galerie" tout en montrant une espèce de trou béant dans le sol. Me connaissant j'ose un point de vue raisonnable avec le peu de voix qui me reste encore"Oui bon moi je pense qu'on est pas obligé d'y aller je vais vous attendre là". Malheureusement, il y avait juste derrière moi deux Argentins. Et un Argentin, même au fond d'une mine et même avec un mal de gorge impossible, ne peut pas s'empêcher de faire des commentaires. Ils ont fredonné la Marseillaise et je suis descendue dans le trou.

Au fond de la 4e galerie, un mineur transpirant à grosses gouttes de sueur tapait sur un pieu afin de pouvoir insérer, deux heures plus tard, un bâton de dynamite dans la roche. Il avait commencé son labeur à l'âge de douze ans; il avait tellement pris l'habitude des profondeurs qu'il disait s'ennuyer à l'extérieur et qu'ici au moins on pouvait s'occuper. Le guide lui a offert les cadeaux des touristes, une bouteille de coca (et pas la bouteille d'alcool à 90 degrés qui se consomme normalement) et un bâton de dynamite.

Descendre dans la 4e galerie m'avait été possible, avec la peur au ventre, mais à la remontée la peur au ventre est devenue panique. Il fallait poser ses pieds non pas sur le dernier barreau de l'échelle, mais sur les deux ultimes poteaux de l'échelle. Et puis croiser les jambes pour mettre le pied droit soixante centimètres plus haut que l'échelle et accéder à la galerie. Et le tout dans une circonférence de trois mètres de vide sur dix mètres de hauteur. Le guide derrière moi m'encourageait: "Vas y monte, les pieds savent, grimpe, grimpe." Moi je restais bloquée sur l'échelle, paralysie totale des membres et du cerveau. Et si un des Argentins qui avait chanté la Marseillaise ne m'avait pas dit : "je t'aide" puis littéralement soulevée comme un bloc jusqu'à la galerie, je serais certainement morte de peur sur une échelle au fin fond des mines de Potosi.
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Jamais je n'ai été aussi heureuse de retrouver la lumière du jour. Jamais je ne remettrai les pieds dans les mines de Potosi. J'avais l'impression d'avoir accédé à l'antichambre de l'enfer, fait partie du monde de Germinal, d'avoir vécu quelques heures de la colonisation et de l'esclavagisme.
Mais les mines de Potosi ne sont ni un mythe, ni un roman et n'appartiennent pas au passé. Les mines de Potosi sont juste une réalité dans laquelle j'avais sombré quatre petites heures et dont je ressortais avec le soulagement de ne plus jamais y retourner. Juste une réalité dans laquelle des hommes et des enfants s'enfoncent chaque jour, à la recherche du filon qui, peut-être, les rendra un peu moins pauvres.
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16 juillet, une virée au Paradis, Coroico, Pérou

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Il est des lieux qui donnent envie de croire au paradis. En sortant de l'enfer des mines de Potosi, je suis allée dans les Yungas, zone de transition entre l'altiplano et la jungle, au Nord de La Paz. De l'altiplano, les yungas ont conservé un relief montagneux, mais avec des formes plus douces et moins abruptes. Des sortes de grandes collines rondes, recouvertes d'une végétation riche et luxuriante qui évoque déjà la forêt dense.

La route qui mène au paradis s'appelle la route de la mort. Serpentant dans les montagnes elle ne fait que côtoyer le vide, sans barrière de protection. Chaque virage donne l'impression que son heure a sonné et après chaque virage on se dit que c'est encore un peu tôt. Être passager du mini bus est un véritable acte de foi.


A l'arrivée au paradis, il faut commencer par enlever tous les pulls. Changement de climat, il fait chaud et humide. Le village résonne des rires des enfants qui jouent sur la grande place. Les gens portent sur le visage du bonheur tranquille et saluent gentiment l'étranger de passage. "Gringa linda" me lance une petite fille malicieuse, avant d'aller se cacher derrière un arbre.
Au paradis, tous les peuples sont égaux et des habitants noirs, anciens esclaves qui ont survécu à l'enfer des mines, ont migré dans les yungas pour former la communauté de Toconoa. Ils ont adopté les coutumes locales, et les mamas afros portent la grande jupe bouffante et le chapeau rond des fameuses cholitas.




La nuit, les rues résonnent de la musique rythmée des cuivres et des percussions. Le défilé de la fanfare locale vient célébrer la vierge du Carmen, en scandant un petit air guilleret. Les anciennes qui portent l'encens et une poupée de l'enfant Jésus ouvrent le cortège, puis viennent les groupes de danseurs au costume satin avec un grand cœur tond sur la poitrine et un petit chapeau brillant.

Les habitants des vallées yungas vivent du commerce des plantes et des fruits qui s'amoncellent au devant des petites échoppes. Et l'on marche entre les gros tas de feuilles de coca et de bananes. Dans les chacras* qu'aucune clôture ne vient séparer, les papayers surplombent les rizières de coca. Sur une même parcelle tout est mélangé, et les papillons bleu morpho passent de bananiers en papayers et de papayers en caféiers.

En grimpant les montagnes, on marche dans les nuages qui passent comme de grands courants d'air frais. L'horizon se dévoile quand le brouillard se dissipe, et on admire les rubans argentés des rivières qui ondulent entre les collines vertes et douces . En se rapprochant du sommet, une végétation clairsemée laisse place à de petit bouts de forêt dense et les arbres toujours plus hauts semblent vouloir se rapprocher du ciel.

J'ai passé quatre jours à Coroico, quatre jours d'eden volé d'un bonheur simple et pur. Les gens n'y sont peut-être pas riches mais toujours joyeux. Est-il possible d'être malheureux dans un paysage verdoyant, qui offre à tous ses fruits sucrés, son chaud soleil et ses rivières aregentées?

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10.1.09

23 juillet, l'île du soleil, l'exil et le royaume

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C'est un lac immense comme une mer, à la frontière du Pérou et de la Bolivie. Le regard cherche ses contours et ne trouve qu'un bleu profond aux fines vaguelettes côtelées. A 4000 mètres d'altitude, le plus haut lac navigable du monde côtoie les sommets et semble si proche du ciel.
Sur les eaux altières de la Bolivie, l'île du soleil appartient à un autre temps, originel et mythique. Ses reliefs blancs et escarpés prennent racine dans les eaux profondes et reflètent une lumière blanche et pure. L'île serpentée par de petits chemins de terre a su préserver son silence et sa sérénité. Les habitants de trois communautés différentes y vivent de l'élevage, de la pêche et bien sûr du tourisme, mais d'un tourisme qui n'a pas encore tout ravagé.
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Tôt le matin, on ne croise sur les chemins ensoleillés de l'île que des ânes, des lamas, quelques troupeaux de moutons gardés par un berger et les petits cochons roses qui affectionnent les plages de sable fin. Au Nord de l'île, la roche sacrée des Incas défie l'horizon, on peut y deviner les formes du puma, de la lune et du soleil emmêlés. Au temps de l'Amérique préhispanique, des milliers de pèlerins venaient vénérer cette pierre où serait né le premier Inca.

Face à la roche, les tables sacrificielles, où la civilisation tiwanaku immolaient des animaux en l'honneur des dieux, quant aux Incas, ils y sacrifiaient de jeunes vierges. En contrebas des tables, une basse construction de pierre domine la mer: le labyrinthe de l'Inca, où les croyants doivent se perdre pour trouver le divin. Au loin trois petites îles blanches forment un triangle, et l'on raconte qu'au cœur de ce triangle il y a une ville engloutie, une Atlantide inca, qui en vérité serait un incroyable amoncellemnt d'offrandes sous les eaux.

L'île du soleil est un royaume où l'homme sent qu'il s'élève au-delà de sa propre pesanteur, de sa propre condition terrestre. Un lieu où parle l'esprit, où les paysages étrangement purs et splendides viennent incarner l'infiniment beau et l'infiniment grand.




L'île du soleil est l'aboutissement de mon voyage en Bolivie et sa plus noble conclusion. Ici le monde semble différent, cette terre connaît une autre culture qui prend racine dans ses origines indigènes, les gens s'habillent, vivent, mangent et pensent différemment. Pays grandiose aux paysages si distincts, si variés.
Je l'avoue bien humblement, voyager en Bolivie ne m'a pas été simple. La réalité m'est apparue à la fois splendide et opaque, merveilleuse et difficile, sublime et violente. Comme si au cœur de ce royaume qui possède d'immenses richesses, tous les habitants étaient condamnés à l'exil, à lutter pour leur pain quotidien. La beauté en Bolivie a souvent les traits de la misère, et la pauvreté la rend douloureuse. Evo cumplira.
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28 juillet, frère et sœur, à vos risques et périls


J'ai bien failli ne pas le reconnaître, mon petit frère Louis, à l'aéroport de Lima. Il avait grandi, changé et peut-être même mûri. On a voyagé ensemble pendant trois petites semaines, au Pérou. Et, oh surprise, on ne s'est pas entretué, on s'est même plutôt bien entendu, n'est ce pas?

Cependant, je m'interroge sur les conséquences de ce voyage sur mon petit frère. Les photographies ci-jointes mettent en relief mes préoccupations de grande sœur responsable. A Arequipa, en effet, il s'est mis à manger du hamster, avec la tête et les pattes. A Cusco, changement de look: collier, pantalon à rayures et pantoufles à poil long d'alpaca.


Louis est d'ailleurs la seule personne que je connaisse qui ait visité le Machu Pichu en tongs et en chaussettes. Enfin, à Lima, juste avant le départ, il pense emporter comme souvenir, en plus des bonnets de laine de lama, une grosse pierre de l'océan Pacifique. Bref. Tout cela pour dire que quand même, le voyage fraternel, cela laisse de bon souvenirs. Et que maintenant, on va pouvoir se vanter: le Machu Pichu, la huitième merveille du monde, on connaît, on l'a même fait ensemble.

28 juillet, Lima… lime à m'ouvrir l'appétit, Pérou

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28 juillet: Jour d'arrivée de Louis à l'aéroport et fête nationale du Pérou. Pour fêter ces deux événements majeurs dans l'histoire du pays, les maisons arborent les drapeaux rouges et blancs, et les étals des rues vendent des petites cocardes. Pour la fête de la patrie, tous les magasins ont tiré leur rideau de fer, et le cœur de la ville est cloisonné par des bataillons de policiers. Dans les rues vidées de la capitale limenoise, où se mélange l'ancien et le moderne, on erre avec Louis sans savoir trop où aller puisque même les musées ont fermé leurs portes aux visiteurs.

A l'angle d'un grand parc, près du musée des beaux-arts, une petite kermesse locale habillée pour l'occasion de rouge et de blanc, proposent une bonne cuisine des terroirs. Nous choisissons de goûter au chicharron de sancho, viande de porc croustillante, qui mijote toute la matinée dans de grandes cocottes remplies d'huile. Servie avec des gros grains de maïs blancs et croquants et une salade d'oignons crus, les gros morceaux de viande huileux se dégustent avec les doigts. Louis adore.


Lima n'est pas la capitale la plus enthousiasmante, elle n'a pas le chien de Buenos Aires ou la sauvagerie de La Paz. De rues en rues, elle semble toujours aussi grise et polluée. Mais si Lima n'a pas conquis nos yeux, elle a conquis nos palais: et avec Louis nous nous sommes lancés dans le tourisme … gastronomique ... En face de l'océan Pacifique, nous avons trouvé par hasard un petit restaurant spécialisé dans les poissons. Punto Sal. Et au premier étage, les yeux plongés dans le grand Pacifique nous avons fait l'expérience du Cebiche. Le cebiche est un plat de poissons crus coupés en gros morceaux, marinés dans du jus de citron et nappé d'un peu de sauce piquante, le tout accompagné d'une salade d'oignons violets finement hachés.
Pour ma part, il y a un avant et un après cebiche, qui a profondément marqué la mémoire de mes papilles gustatives. Car comment savourer un mets aussi frais, aussi goûteux et aussi simple?

Bien sûr nous sommes revenus dans la même restaurant, mais cette fois on a été directement à la page spécialités de la maison. J'ai oublié le plat de Louis, mais ma gourmandise se rappelle encore de ma corvina et sa couronne d'ananas, avec comme une petite touche de caramel tendre. Lima… indéniable capitale de la gastronomie de l'Amérique latine.



Lima … lime à m'ouvrir l'appétit, Lima… s'abreuve dans le Pacifique, oui, lime à bois.
Lima … m'étonnera toujours, lime à métaux. Lima… lime à ongles



30 juillet, Juanita, princesse des glaces, Arequipa, Pérou


Elle s'appelle Juanita, petit corps recroquevillé dans une grande cage de verre. On peut encore voir quelques fragments de sa peau mais son visage, brûlé par le soleil, est comme un masque impassible. Juanita est une momie inca qui inspire l'effroi, le silence et la vénération. Son petit corps frêle semble encore si présent, drôle de mélange de mort et d'éternité. La voir à travers la vitre de sa cellule de conservation, c'est comme rencontrer le fantôme d'un autre temps.

Juanita a été trouvée en 1995, tout en haut du volcan Ampato, à plus de 6000 mètres d'altitude. Aujourd'hui elle veille immobile sous le regard des visiteurs dans le musée Santuarios Andinos d'Arequipa. La jeune fille est redescendue des altitudes pour témoigner des croyances et des pratiques d'un peuple qui a marqué l'Amérique latine, les Incas.

Elle a été choisie entre toutes pour apaiser la colère des dieux, après un tremblement de terre ou une grande sècheresse. Issue d'une famille d'aristocrate, elle a toujours sue qu'elle serait un jour offerte aux divinités de la montagne. Elle est la plus belle et la plus pure, elle ne porte sur son corps aucun grain de beauté et son esprit est resté immaculé.

Un jour, l'Inca décide le grand rituel de Capac Cocha. Et Juanita se met en marche pour réaliser le grand destin de sa naissance. Elle marche de Cuzco au sommet du volcan de l'Ampato, en mâchant la coca qui lui donne la force de continuer le long chemin qui la mène aux dieux. Elle emporte avec elle des petits objets qui sont symbole et offrandes de tout l'empire des quatre directions, coquillages pourpres de l'Equateur, petites statuettes de llamas en or ou en argent...
Son voyage vers l'au-delà commence par un alcool fort de chicha qui la fait basculer dans les nimbes du divin. Puis les prêtres lui assènent un grand coup sur la tête, et cette mort subite marque son entrée au royaume des dieux. Certainement elle a eu peur, mais elle savait aussi que ce jour-là elle allait communier avec les dieux et toucher le sacré.

2 août, le canyon de Colca et un proverbe chinois, Cabanaconde, Pérou

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Canyon de Colca.C'est une vallée encaissée entre ses parois rocheuses et arides, qui donne le vertige. Avec Louis, 1000 mètres de dénivelé nous paraissait faisable. Alors on a laissé les gros sacs de routard à Cabanaconde, 3000 mètres d'altitude et on est parti avec un petit baluchon pour deux jours de randonnée au fond du canyon.

Du mirador San Miguel, nous descendons un chemin poussiéreux de lacets entre les murailles rocheuses ocres et blanches. Malgré la chaleur, la descente est facile et nous arrivons vite au bout des 1000 mètres de dénivelé, là où un petit pont vacillant marque l'entrée d'une 'étroite vallée verdoyante, qui se cache dans les profondeurs.

Le canyon de l'intérieur est une grande oasis de verdure, un verger qui puise ses racines dans les eaux vertes de la rivière. La vallée offre ses fruits tout au long des sentiers caillouteux et des canaux d'irrigation qui vont alimenter les petites parcelles en terrasse. Dans ce monde clos de petits villages, les auberges ont fleuri le long des chemins pour les touristes. Et de hameaux en hameaux, nous finissons par arriver dans un nid de verdure où ont poussé bungalows de roseaux et piscines: l'Oasis Paradis de Sangalle.

Après une nuit au Paradis, nous décidons de nous remettre en route à l'heure la plus propice pour grimper vers Cabanaconde. Le soleil est à son zénith et nous voilà donc partis sous une chaleur écrasante à la conquête des 1000 mètres en pente raide . Si la descente a été facile, l'ascension est plus que difficile et j'admire tous les mulets croisés qui avancent sans suffoquer.
Mes pas ressemblent à un piétinement, Louis me vilipende pour ma profonde lenteur. Il me semble que mon corps va me lâcher à chaque tournant et j'ai envie de m'arrêter à toutes les ombres de la montagne. Sauf que mon frère avance tranquillement et qu'il me faut bien suivre entre deux suffocations.

Ma pensée cherche quelque chose qui pourrait m'aider à progresser, comme si la randonnée du corps imposait le travail de l'esprit. Il me revient en mémoire un proverbe chinois: Ne crains pas de marcher lentement, crains seulement de t'arrêter. J'avance chacune de mes jambes, l'esprit fixé sur la bonne parole orientale. Et grimper devient un exercice de la volonté.

A force d'avancer lentement, on est finalement arrivé, Louis en gazelle et la sœur qui suit en tortue. Avant d'atteindre le village, je me suis retournée pour regarder les 1000 mètres de dénivelé, le relief escarpé et le grand vide de la vallée. Et le canyon de Colca est devenu comme un trophée, une petite victoire sur moi-même: à petits pas de fourmi et à grands coups de proverbe chinois, j'ai gravi le grand canyon de Colca.
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8 août, Qorikancha, des ruines de pierre ou un temple d'or, Cuzco, Pérou

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Cour du couvent de Santo Domingo, Cuzco. Au milieu du jardin du couvent, où aujourd'hui ne restent que des ruines de pierre, s'érigeait un grand temple inca. L'empire était alors immense, on l'appelait Tawantinsuyu, l'empire des quatre directions. Au centre de cet espace divisé par des lignes imaginaires nommées seques, l'empereur inca fit d'abord construire un temple Inticancha en l'honneur du dieu Inti, le dieu du Soleil. Pachacutec, qui étendit l'empire des quatre directions, fit recouvrir le temple d'or: le temple fut rebaptisé Qoricancha, Cour d'or.

Tous les murs étaient alors feuilles d'or et des maïs d'or et d'argent grandeur nature étaient plantés à même le sol lors des rites agricoles. Les autels, les représentations de lamas, le soleil, tout était en or. On honorait dans le plus riche temple de l'empire les divinités du Soleil, de la Lune, mais aussi les momies des empereurs. En 1532, le destin bascule, les Espagnols s'emparent du temple, pillent et font fondre les inestimable richesses d'or et d'argent. Le temple est légué aux frères Dominicains qui y construisent une église et un couvent.
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De Qoricancha, quelques ruines ont finalement survécu au pillage. Quelques murs à l'architecture trapézoïdale et un bassin octogonale ont resisté aux tremblements de terre et au passage du temps. Rien de vraiment très impressionnant. Mais les ruines fascinent parce qu'elles offrent un espace magique à l'imagination, le pouvoir de récréer ce qui n'est plus. Là où tout n'est que pierre, j'imagine l'or et de l'argent coulant à profusion. Là où je ne vois que maçonnerie et fondations, j'imagine des temples, des statues, des autels. Là où ne croit plus qu'à un Dieu seul et unique, j'imagine des cérémonies à tous les dieux de la nature, à la Lune, à l'Arc-en-ciel et à la Foudre. Et là où l'histoire a vu perdre le peuple précolombien, mon imagination refait triompher les Incas au temps de leur gloire et redonne toutes sa splendeur à l'empire des quatre directions.

Machu Pichu, Cuzco, Pérou

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Heure des nimbes. Le train s'enfonce dans une étroite vallée, encaissée au milieu de ces montagnes ovales qui semblent porter en elles toute la force et la vigueur de la terre. Elles sont sorties de terre comme des poings dressés vers le ciel et n'ont pas pris la peine de se donner les douces formes érodées du temps. Infini de ce paysage tout en tranchant et petitesse de l'homme au creux des hauteurs qui le dominent. Mais les Incas ne se sont pas résignés au fin fond de la vallée et ont gravi les pentes abruptes pour ériger une cité à la face du ciel.

Arrivée au Machu Pichu, le site est encore plongé dans une forêt de nuages. Au bord des terrasses, à la limite du vide, le dentelle des brumes matinales découvrent peu à peu un espace de pierres bâti, puis un autre, la crête d'un sommet, une rangée de maisons, des temples emboîtés. Le brouillard épais voile et dévoile chaque pan de la ville sacrée, le regard se perd dans un paysage irréel et transcendant qui ne se donne que par fragments mystérieux et successifs. Et qui semble faire transition entre terre et ciel.

Heure de la lumière. La lumière du soleil vient dissiper tous les nuages et au sein d'un écrin de montagnes, la cité sort de ses nimbes et se révèle dans toute sa densité physique. Nous errons entre les pierres et chaque ruine dit le génie de l'architecture inca. La ville a été creusée dans la chair même de la montagne, aucune pierre n'a été amenée des lointaines contrées. Les roches qui se trouvaient là, indéplaçables, ont été taillées pour servir de fondations aux temples, aux terrasses, aux maisons et même aux escaliers. Comme si la cité était sortie seule des entrailles d'un relief escarpé et hostile.

Midi le juste. Le soleil est à son zénith et le site noir de touristes. Le guide nous fait déambuler entre les vestiges de maisons et des temples et explique tout ce que les archéologues ont réussi à déchiffrer. Spécificité de l'architecture inca qui superpose des blocs rectangulaires de blocs taillés, sans mortier, pierre sur pierre. Énigme des neuf degrés, angle d'inclinaison des colonnes qui fascine encore les architectes du monde entier. Magie de deux cercles creusés dans une roche plane et dont la cavité remplie d'eau reflète les mouvements des astres, du soleil et de la lune. Grandeur d'une pierre sacrificielle au pied d'un grand condor qui emmenait les défunts du monde de l'ici au monde de l'au-delà.
Toutes les interprétations du guide ne font qu'effleurer la profondeur du mystère du Machu Pichu dont on n'a élucidé ni l'origine ni la fin. L'esprit se perd en conjonctures comme le corps se perd dans un labyrinthe de pierres, le Machu Pichu fait renoncer à toute connaissance absolue et défend le mystère sacré d'une cité élevée il y a plus de cinq siècles.



Heure des ombres. A la tombée du soir, quand le flux empressé des touristes s'est progressivement tari, le Machu Pichu a retrouvé son calme et son silence. L'ombre du Wayna Pichu, la "jeune montagne" projette sur les ruines sa longue silhouette noire et élancée. Allongés sur les terrasses agricoles qui surplombent le vide de la vallée, nous abandonnons tout pesanteur terrestre. Nous flottons sur les toits du monde, entre l'ivresse et le vertige de perdre en densité matérielle pour gagner un petit pan d'âme.


Entrega total hacia al mundo del espíritu. No tengo más cuerpo ni densidad física y dejo mi mente irse al infinito del espacio.

Aquí sobre los techos del mundo, no pertenezco más al mundo de abajo, al mundo de los seres humanos, al mundo que cada día me lleva a otro día.

Aquí me parece que si levanto mis brazos al cielo, un dios me va a dar su mano y que con un trémulo dedo puedo tocar el más allá.

Aquí quiero pedir un favor a ese cielo que nunca detiene mi mirada. Con humildad pido. Pido que me dé un corazón puro, una mente clara y las manos valerosas. Solo pido eso para cada día de mi existencia.

Una última vez, miro la ciudad sagrada que es como una inmensa sombra. Sus líneas negras se dibujan y se mezclan con el cielo del atardecer. Sé que ese cielo me va a entender. Ahora puedo bajar de la montaña. Llevando a mi vida un pedacito de alma.